17

La plupart des barges de transport qui mouillaient le long du fleuve étaient arrivées bien avant la Belle Fête d’Opet. On avait eu tout le temps de décharger avant que les plaisirs des festivités détournent équipages et ouvriers de leur labeur. Par conséquent, Bak jugea préférable de chercher Nehi à l’intérieur de l’enceinte sacrée.

— Cela ne peut être vrai, dit le contrôleur Nebamon, abasourdi, à Bak, Karoya et Thanouni. Meri-amon, un garçon si gentil et si serviable ! Il se dévouait tout entier à Amon…

— Non seulement il dérobait des objets sacrés dans les entrepôts dont tu as la charge, mais il falsifiait les comptes afin de dissimuler son crime. Chacun de ces documents l’atteste, répondit l’inspecteur en montrant un panier rempli de rouleaux de papyrus, si lourd que le serviteur qui le portait peinait à le tenir entre ses bras.

— Il y en a donc tant ? soupira Nebamon, la gorge serrée.

Bak lança un coup d’œil au sergent Psouro, campé devant l’entrée de la petite cour intérieure. Il ne se défiait pas de Nebamon, mais préférait ne rien négliger.

— Nous croyons que, de son côté, Nehi profitait de son poste pour subtiliser des offrandes destinées aux rituels sacrés, et qui n’arrivaient jamais aux entrepôts d’Amon.

— Nehi ? Un jeune homme très agréable et aimé de tous ! objecta le contrôleur, qui tombait des nues.

— Il y a quelques jours, je t’ai dit que je t’avais vu parler à un homme aux cheveux roux, dans la cour d’Ipet-resyt. Vous étiez l’un près de l’autre et regardiez une troupe d’acrobates hittites. Il s’agissait de Nehi. Pourtant, lorsque je t’ai questionné à son sujet, tu as nié le connaître.

— C’est vrai ? dit Nebamon, passant ses doigts à travers ses cheveux blancs bouclés, sur ses tempes. Je ne me souviens pas de l’avoir vu là-bas – la cour était noire de monde, rappelle-toi –, mais peut-être avons-nous échangé quelques banalités.

— Où pourrons-nous le trouver ?

— Venez avec moi. Nous allons poser la question au scribe chargé des surveillants.

 

— Comment ne me suis-je pas douté qu’il habitait ici ?

Bak était planté devant la porte par laquelle Amonked et lui étaient entrés dix jours plus tôt dans le domaine sacré, pour découvrir le cadavre d’Ouserhet. Il contempla les murs blancs aveugles des maisons mitoyennes, à l’ombre de l’enceinte massive, et se rappela sa poursuite à travers le dédale de ruelles.

— Et maintenant, où allons-nous ?

Psouro ne savait ni lire ni écrire, toutefois il possédait une mémoire infaillible.

— D’après le scribe, on prend la rue la plus à gauche, on tourne à droite au second croisement, ensuite à gauche, on passe sous un linteau de bois, puis on reprend à droite à l’embranchement suivant. Il loge dans la quatrième maison, du côté droit.

Bak fit signe au sergent d’ouvrir la marche, puis il lui emboîta le pas avec Karoya. Douze de ses Medjai et douze hommes de la patrouille du port les suivaient. Bak avait demandé des renforts.

Il s’arrêta au niveau du linteau, pendant que Psouro continuait, et rassembla les hommes autour de lui.

— Vous savez tous ce que vous avez à faire, toutefois il me faut vous avertir, déclara-t-il en les regardant tour à tour d’un air sévère. Notre homme connaît ce quartier beaucoup mieux que nous. S’il prend la fuite, ne le suivez pas tel du bétail qu’on mène à l’abattoir. Dispersez-vous dans les rues avoisinantes. Il ne doit pas s’échapper.

Ils se fondirent dans l’ombre d’un passage, où ils attendirent en silence le retour de Psouro.

— Il est chez lui, rapporta le sergent. Il dort encore – après avoir découché toute la nuit, m’a dit une vieille qui habite à côté.

Bak fut soulagé. S’il avait été absent, ils auraient dû rester cachés et se morfondre, peut-être pendant des heures.

— On y va !

Le sergent et une dizaine d’hommes coururent entourer le groupe d’habitations. Karoya en prit six autres pour barrer les rues voisines. Bak et ceux qui restaient attendirent. Quand résonnèrent deux sifflements brefs – le signal de Psouro et de Karoya –, ils se dirigèrent vers la quatrième porte à droite. Ils ne se trouvaient qu’à une quinzaine de pas lorsque l’homme aux cheveux roux sortit, bâillant et se grattant la tête. Il resta interdit à la vue de Bak, puis, se ressaisissant, il regagna prestement la maison. Bak plongea dans le logis obscur, aperçut le fuyard en haut de l’escalier du toit. Il hurla aux Medjai de se déployer et de surveiller toutes les portes de la rue, puis il escalada les marches quatre à quatre.

Nehi s’élança sur la terrasse blanche. Il bondit par dessus paniers et récipients, évita du poisson étalé pour qu’il sèche, contourna des auvents occupés par des femmes qui filaient, tissaient, pilaient ou exécutaient d’innombrables autres tâches ménagères en s’occupant de leurs tout-petits. Il atteignit l’autre extrémité de l’îlot, regarda en bas et jura en découvrant les gardes. Il courut vers la droite et scruta la ruelle latérale. Voyant que là aussi des hommes l’attendaient, il s’effondra sur la terrasse, la tête courbée, haletant. Bak réclama des menottes et, quelques instants plus tard, Nehi était son prisonnier.

 

Dès que Bak le vit de près, il sut que « l’homme aux cheveux roux » n’avait joué aucun rôle majeur dans le trafic. Il n’avait pas vingt ans.

— Tu connaissais Meri-amon.

Le jeune homme s’essuya les yeux d’un revers de main et ravala ses larmes. Sa capture inattendue, la simple menace des braises incandescentes lui avaient ôté tout courage, le faisant sangloter comme l’enfant qu’il avait été naguère.

— Nous avons grandi ensemble, à Abdou. C’était mon meilleur ami.

Il semblait si dénué de ruse, si candide que Bak en ressentit presque de la peine pour lui. Presque.

— Tous deux, vous vous êtes approprié de nombreux biens précieux d’Amon.

— C’est vrai, nous volions, admit Nehi, rendu loquace par le désir de contenter ces hommes qui lui étaient supérieurs par l’âge et par le rang. Chaque fois que je voyais un vase sacré, un flacon d’huile aromatique ou n’importe quel objet de prix, si je trouvais un moyen de ne pas être vu, je m’en emparais. Meri-amon, lui, volait dans les entrepôts, puis modifiait les inventaires afin que personne ne nous découvre.

— Où cachiez-vous votre butin ?

— Je le déposais dans un bâtiment, près du port, où le marchand hittite Zouwapi conservait tout ce qu’il voulait transporter dans le Nord. Meri-amon restait toujours à l’écart. Il préférait ne pas être vu en sa compagnie.

Sur un signe de Bak, Kasaya laissa le prisonnier reculer. Entre le four, le souffle de Rê qui desséchait la cour et les accès de sanglots, la soif deviendrait peut-être une alliée plus efficace que la peur d’avoir la main brûlée.

— Pourquoi désirait-il garder ses distances ?

— Il estimait cela préférable, comme il disait, répondit le jeune homme en reniflant.

— Depuis combien de temps dure ce trafic ? demanda Karoya.

— À peu près trois ans.

Des exclamations s’élevèrent sous l’appentis, où les hommes de Bak et ceux de Karoya se reposaient à l’ombre. Dérober un petit objet à un dieu était certes une faute, mais le voler si souvent et si longtemps, c’était une abomination.

Grâce à la diligence d’Hori et de Thanouni, Bak n’était pas surpris, tout juste intrigué. À en juger par l’expression de Karoya, lui non plus ne comprenait pas.

— Meri-amon résidait à l’intérieur de l’enceinte sacrée et ne possédait aucune richesse. D’après l’aspect de ton logis, il en va de même pour toi. Qu’avez-vous gagné, à commettre ces larcins ?

— Notre part nous attendait à Ougarit. Nous espérions finir notre vie dans le luxe. Et maintenant dit Nehi, fondant en larmes, Meri-amon est parti vers le monde souterrain et je suis votre prisonnier. Sans nul doute, je mourrai bientôt pour avoir pris ce qui, de droit appartient à Amon. La peur incessante d’être découvert, l’espoir constant d’une richesse colossale… Tout cela pour rien.

« Une fin appropriée pour ceux qui offensent la déesse Maât, songea Bak. Mais le vol, en l’occurrence, ne représente que l’un des crimes commis dans cette affaire. »

— As-tu assassiné Marouwa, le Hittite qui fournis sait les écuries royales ?

— Non, hoqueta Nehi. Je ne le connaissais même pas.

Sur un geste de Bak, Kasaya se rapprocha du prisonnier d’un air menaçant, le dominant de toute sa taille.

— Ce n’est pas moi ! Je le jure !

— Et Ouserhet et Meri-amon ? interrogea Karoya.

— Non ! protesta Nehi, les joues baignées de larmes. Le meurtre d’Ouserhet m’a atterré. Je savais que ce terrible crime attirerait sur nous le courroux des dieux. Et quand j’ai su que Meri-amon avait été égorgé…

Il avait peine à parler, tant il était secoué par les sanglots.

— Il était mon ami, plus proche de moi qu’un frère !

« Tant d’affliction et tant de tourment peuvent-ils être feints ? » se demanda Bak.

— Tu habites à faible distance du domaine sacré, dont la porte n’est pas gardée. L’entrepôt où l’inspecteur Ouserhet a péri se trouve à moins de cent pas. Quant à Meri-amon, puisqu’il était ton ami, il t’était facile de lui donner rendez-vous sur l’autel de l’« Oreille qui entend », et plus encore de te glisser derrière lui pour lui trancher la gorge.

— Tu ne comprends pas ! s’écria Nehi. La mort de Meri-amon a semé dans mon cœur une terreur telle que je n’en avais jamais ressenti. J’ai su alors que j’étais voué à la mort, tout comme lui.

Bak regarda Karoya, qui montra d’un hochement de tête que lui aussi ajoutait foi aux propos de Nehi. Ce dernier – de même que Meri-amon – était un criminel, mais aussi la victime de sa propre cupidité. Donc, Zouwapi avait menti afin de détourner les soupçons. Pourtant, un étranger comme lui ou un marin comme Antef avaient-ils pu élaborer un trafic de cette envergure au cœur du domaine sacré ? Plus Bak y réfléchissait, plus il était convaincu que cette bande de voleurs obéissait à un chef.

— Qui a eu l’idée de ces vols, Nehi ?

— Je ne sais pas.

— Meri-amon ?

— Non, gémit le jeune homme.

Bak feignit de s’impatienter.

— Connaissais-tu Zouwapi, ou livrais-tu seulement les objets dans son entrepôt ?

— Il m’y retrouvait à chaque fois. C’est lui qui rompait le cachet et tirait le loquet. Et lui seul pouvait sceller à nouveau la porte, une fois que j’avais tout mis à l’intérieur.

— Et le capitaine Antef ?

— J’ai appris son existence par hasard. J’ai vu qu’on chargeait les marchandises de Zouwapi sur une barge. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas comprendre que le capitaine était de mèche.

— T’est-il arrivé de lui parler ?

— Je n’aurais jamais osé ! assura Nehi en frissonnant. Zouwapi aurait été furieux, et Meri-amon aussi.

— Si tu n’as pas tué Marouwa, Ouserhet et Meri-amon…

— Je n’ai tué personne ! Par Amon, j’en fais le serment !

— Si tu n’as pas commis ces trois meurtres, alors qui ?

— Zouwapi. Il assassinerait sa propre mère s’il pouvait en tirer un profit.

— On va manquer de bois, mon lieutenant, constata Kasaya, accroupi devant le four pour tenter de ranimer le feu, qui ne produisait plus que de brèves étincelles.

— On pourrait démonter l’appentis, suggéra le sergent Mosé.

Il était plus petit que Kasaya, mais aussi large d’épaules. Son nez cassé, souvenir d’une bagarre, lui donnait un air dur et cruel.

Karoya le rappela à l’ordre d’un ton réprobateur :

— Ces édifices sont la propriété de la maison royale, sergent. Nous sommes responsables de leur préservation.

— On pourrait recourir à la trique, chef…

Bak cherchait un autre moyen d’intimider les prisonniers quand son regard tomba sur la fosse circulaire et l’argile noire et sèche, tout au fond. Un rapide coup d’œil vers le soleil lui apprit qu’ils disposaient d’un temps suffisant.

— Que des hommes viennent briser cette argile, et qu’on verse de l’eau pour la ramollir. La peur du feu a poussé nos prisonniers à parler ; avec de la chance et avec l’aide des dieux, la peur de mourir étouffés dans la boue les rendra plus loquaces.

 

— Encore des questions ? protesta Antef en lançant un regard furieux à Bak et à Karoya. Je vous ai déjà dit tout ce que je sais. Je transportais les produits de Zouwapi, c’est vrai, et ces tout derniers mois je me suis demandé s’ils n’étaient pas volés, mais je n’ai pas trempé dans ce trafic.

Bak eut un rire sec et dur.

— Peut-être pas jusqu’au cou, mais au moins jusqu’aux genoux.

Le capitaine se redressa de toute sa taille, puis déclara d’un ton hautain :

— Je dois regagner mon navire, lieutenant, et mon équipage m’accompagnera. J’ai des marchandises précieuses, à mon bord, et je crains pour leur sécurité.

Au lieu de lui rappeler que les hommes de Karoya gardaient cette cargaison depuis une semaine, Bak demanda :

— Vois-tu cette fosse, capitaine ?

L’un de ses Medjai, à genoux près du bord, versait de l’eau à l’intérieur. L’argile dure comme de la pierre avait été fragmentée en mottes, puis réduite en poussière. Un garde de la patrouille foulait à présent la boue, qui lui arrivait bien au-dessus des chevilles, afin de faire pénétrer l’eau. Deux de ses camarades lui prodiguaient des conseils dont il n’avait que faire. Une dizaine d’autres, tout autour, plaisantaient et taquinaient leur infortuné compagnon.

Antef regardait la scène sans comprendre.

— Nous sommes à court de combustible pour le four, expliqua Bak, mais nous avons pensé que tu apprécierais peut-être un bain de boue – tête la première.

Le capitaine étouffa un cri et recula d’un bond.

— Vous ne pouvez pas me traiter ainsi ! Je suis un homme respectable ! Je me plaindrai au capitaine du port !

— Je te suggère de répondre à nos questions, dit Karoya qui, comme auparavant, adoptait une attitude mesurée. Chaque heure qui passe te rend plus coupable à nos yeux, et le capitaine Maï se rangera à notre avis.

Bak fit signe à Mosé d’amener Antef près de la fosse. Le sergent n’avait sans doute pas la haute taille de Kasaya, mais son expression inflexible paraissait plus effrayante. Le marin se débattit, toutefois Mosé était le plus fort. Les hommes s’écartèrent de leur chemin et bientôt eux aussi se tinrent au bord de la fosse. Antef la fixait d’un air de répulsion et de terreur.

— Que sais-tu des autres individus impliqués dans ce trafic ? interrogea Bak.

— J’avais seulement affaire à Zouwapi.

— Tu ne connaissais pas le prêtre Meri-amon ou son ami Nehi ?

— Je ne les ai jamais vus de ma vie.

Karoya interrogea Bak du regard. Ce dernier acquiesça, et le jeune lieutenant se hâta de traverser la cour pour disparaître au coin de la maison, vers les quartiers des domestiques.

Au commandement de Mosé, le garde sortit de la fosse.

— Qui était l’instigateur ? demanda Bak. Qui tirait les ficelles ?

— Zouwapi.

Bak haussa un sourcil sceptique.

— C’est ce qu’il t’a dit ?

— Non, mais c’est un marchand prospère, haut placé à Hattousas, alors j’ai supposé…

Il devint hésitant, le doute s’insinuant dans sa voix.

— En fait, quelquefois, il mettait un ou deux jours à répondre à mes questions… Je trouvais ça bien long… Il n’était qu’un instrument, comme moi ?

— Je ne sais pas, admit Bak, mais, tout au fond de lui, il sentait ses soupçons se confirmer.

Karoya, tenant Nehi par le bras, apparut à l’angle de la maison. Bak observa Antef avec attention. Le capitaine regarda le jeune homme roux, toutefois il parut ne pas le reconnaître. Un membre de la patrouille raccompagna le prisonnier à l’intérieur. En traversant la cour, Karoya secoua la tête, confirmant que, de son côté, Nehi n’avait, semblait-il, pas reconnu le marin.

— Revenons-en à Marouwa, dit Bak au capitaine.

— Combien de fois faudra-t-il te le répéter ? Je ne sais pas qui l’a tué !

— Es-tu sûr qu’il n’avait pas remarqué les objets volés, parmi la cargaison de Zouwapi ?

Antef répondit comme si Bak mettait sa patience à rude épreuve.

— Il était aussi pur que de l’eau de roche, lieutenant. Et d’une confiance ! Au moindre soupçon, il serait aussitôt venu m’en parler.

— Il ne t’aurait pas cru coupable ?

— Pourquoi ? Ces biens appartenaient à Zouwapi, et non à moi.

 

— Si, comme je le crois, il dit vrai, il n’avait aucune raison de supprimer Marouwa, fit remarquer Bak.

Karoya, assis au bas d’un four éteint, regarda d’un air morne l’écurie où l’on avait conduit Antef.

— Je déteste l’idée qu’il ne serait coupable que de contrebande.

Bak but quelques gorgées de bière, levant sa cruche avec prudence pour ne pas agiter le dépôt.

— Zouwapi affirme lui aussi que Marouwa n’avait rien remarqué.

— Si cet homme était aussi aveugle qu’ils le prétendent pour quelle raison l’a-t-on assassiné ?

 

— Je n’ai tué personne !

Zouwapi se trouvait dans la fosse, de la boue jusqu’aux chevilles. La grande main de Mosé, sur son cou, n’avait qu’à imprimer une pression pour qu’il tombe à genoux.

Bak ne savait si le Hittite prenait la menace au sérieux, mais il était tout disposé à lui montrer combien une telle immersion était terrifiante.

— Un de tes complices prétend le contraire.

— Qui ça ? Antef ?

Le Hittite cracha par terre pour montrer son mépris – envers Bak ou envers le capitaine.

— C’est un menteur. Un menteur et un sournois. Je te conseille de t’intéresser à lui, dit-il d’un air rusé. Cela ne me surprendrait pas que ce soit lui, le tueur.

— Il affirme qu’il n’avait affaire qu’à toi, et qu’il ne connaissait aucun de ceux qui subtilisaient les objets.

— Il a très bien pu me suivre, pensant éliminer un intermédiaire.

— Auparavant, tu accusais Nehi, lui rappela Karoya.

— C’est vrai ?

Zouwapi souleva un pied, produisant un bruit de succion dans la boue. Celle-ci était trop fluide pour être façonnée, mais assez épaisse pour répondre au dessein de Bak.

— C’est possible, reprit le marchand. Il donne une impression de faiblesse, cependant il ne sera ni le premier ni le dernier à nier pour éviter un châtiment.

Le Hittite aurait accusé Hatchepsout elle-même s’il avait cru que cela pouvait l’innocenter.

— Quel motif avais-tu de souhaiter la mort de Marouwa ?

— À toi de me le dire.

Bak adressa un signe du menton à Mosé, qui frappa le Hittite dans l’estomac, le forçant à expulser l’air de ses poumons, puis lui rapprocha la tête de la boue.

— Non ! cria Zouwapi en se contorsionnant comme un serpent pris au piège. Je vais étouffer !

— Réponds à ma question, insista Bak.

— Comment le pourrais-je ? Je ne l’ai pas tué !

Mosé atténua la pression qu’il imprimait sur son cou, lui permettant de rester à moitié courbé.

— Antef m’avait assuré qu’il se consacrait trop à ses chevaux pour s’intéresser au reste, et je le croyais. Il était de bonne foi, en tout cas ; s’il avait menti, je m’en serais aperçu.

— J’aurais bien imputé le meurtre d’Ouserhet à Meri-amon. Mais puisqu’il compte au nombre des victimes… dit Bak, feignant de réfléchir à haute voix. Qui a tué le prêtre, selon toi ?

— Nehi.

— Ne vois-tu personne d’autre ? Quelqu’un de plus vigoureux que vous, et doté d’une intelligence assez aiguë pour élaborer ce trafic dans ses moindres détails ?

Zouwapi regardait fixement son interlocuteur. Peu à peu, une idée se faisait jour en lui. Il marmonna une imprécation dans sa propre langue.

— Tu veux dire, quelqu’un qui serait resté dans l’ombre, qui aurait supprimé toutes les pistes permettant de remonter jusqu’à lui, afin que nous seuls subissions le châtiment. Et lui, pendant ce temps…

— Récolterait les bénéfices, termina Bak avec un petit rire comme s’il savourait l’ironie de la situation. Qui est-ce, Zouwapi ?

— Je voudrais bien le savoir, grommela le Hittite entre ses dents.

— Tu vas lui permettre de s’en tirer à bon compte, en vous sacrifiant à sa place ?

— Crois-moi, si je connaissais son nom, je te le dirais.

 

— Oh, oui, je le crois ! dit Bak en acceptant la cruche de bière que lui tendait Psouro. Il était trop furieux pour mentir, et, entre nous, je le comprends. Les autres et lui seront exécutés ou finiront leur vie dans une mine du désert, alors que le chef, que nul ne semble connaître, jouira en toute quiétude d’une fabuleuse richesse.

Karoya, qui était assis sur un tabouret bas sous l’auvent et sirotait la bière apportée par Mosé, dit d’un air découragé :

— Nous voilà dans une impasse. Si aucun d’eux ne sait qui était leur chef au bout de trois ans, comment pouvons-nous espérer l’arrêter ?

— Tu as déclaré que Meri-amon n’approchait jamais de l’entrepôt de Zouwapi, rappela Bak. Pourquoi ?

Nehi se trouvait à quelques pas de la fosse, avec Mosé. À l’évidence, la menace n’était pas nécessaire. Les épaules affaissées, l’expression pleine de désarroi, il n’avait pas la volonté de résister.

— Il préférait ne jamais être vu en compagnie du marchand.

— En d’autres termes, tu servais d’intermédiaire entre Meri-amon et Zouwapi. Mais tu connaissais Antef, même si tu n’étais pas censé le voir.

Nehi baissa la tête et acquiesça.

— Zouwapi, lui, faisait office d’intermédiaire entre Antef et toi.

— Oui, lieutenant.

— Je vois, dit Bak.

Et, en vérité, tout devenait clair. La bande formait une chaîne : Meri-amon n’avait de contact qu’avec Nehi, qui avait affaire à Zouwapi, qui à son tour traitait avec Antef.

— J’ai d’abord cru que Zouwapi était le personnage clef dans ce groupe de voleurs et de contrebandiers. Au lieu de quoi…

— Pour autant que je sache, répondit Nehi, son rôle se bornait à recevoir les objets de ma main et à les vendre très loin dans le Nord.

Bak prit le jeune homme par le menton et l’obligea à relever la tête pour affronter son regard.

— Qui avait conçu ces vols, Nehi ? Toi ? Nous fais-tu croire que tu n’es qu’un petit voleur, alors qu’en fait tu es le chef ?

L’accusation était ridicule, mais il voulait que Nehi corrobore ses soupçons.

— Moi ? Non ! répondit le jeune homme, stupéfait. J’ai volé des possessions du dieu Amon, je l’avoue, mais l’idée ne venait pas de moi.

— De qui, alors ?

— De Meri-amon, murmura Nehi.

Bak releva encore le menton du contrôleur, le forçant à se hausser sur la pointe des pieds.

— Comme c’est facile d’accuser un mort !

— Je le jure par tous les dieux ! Il m’a parlé de leur plan et m’a proposé de les aider. J’étais promis à une immense richesse et une vie luxueuse à Ougarit, ou dans une terre lointaine. Et maintenant, dit Nehi en se remettant à sangloter, seule la mort m’attend.

— Zouwapi soutient que tu as donné l’ordre de me tuer.

Interloqué, Nehi bredouilla : « Je n’ai jamais… » quand il parut bouleversé par une idée subite.

— Il m’arrivait de lui transmettre des messages, des rouleaux scellés que Meri-amon me confiait.

— Tout à l’heure, tu as sous-entendu que Meri-amon n’agissait pas seul.

— Il n’était qu’un prêtre. Que connaissait-il au transport d’objets de valeur hors des frontières de Kemet, de leur vente à des clients étrangers, disposés à les payer au prix fort ?

Échangeant un regard satisfait avec Karoya, Bak lâcha le menton de Nehi.

— C’est donc un autre qui a tout coordonné. Il était votre chef, c’est bien ça ?

— Oui, lieutenant, confirma Nehi, si bas que Bak l’entendit à peine.

— Qui est-ce ?

Nehi fixa le sol et marmonna :

— Seul Meri-amon connaissait son nom.

— Et à présent, il est mort.

Les larmes aux yeux, Nehi hocha la tête.

— Si Zouwapi, Antef et toi ignoriez qui était votre chef, comment auriez-vous fait pour entrer en contact avec lui ?

Nehi tenta de soutenir le regard du policier, en vain.

— Je supposais qu’il en prendrait l’initiative.

Son manque de conviction démentait ses paroles. Il savait aussi bien que Bak que cet homme n’avait nulle intention de se faire connaître. Il avait assassiné Meri-amon pour briser le seul maillon qui menait à lui, assurant ainsi sa sécurité pour toujours.

 

À la tombée du soir, Bak et Psouro parcoururent les ruelles emplies d’hommes, de femmes et d’enfants qui célébraient joyeusement la dernière nuit de la fête. Leurs Medjai étaient partis avec Karoya et la patrouille du port afin d’escorter les prisonniers vers la grande prison de Ouaset, où ils seraient détenus avant de comparaître devant le vizir. Une fois le jugement rendu, ils regagneraient la prison pour attendre le châtiment.

— Où es-tu censé retrouver nos hommes, Psouro ? s’enquit Bak.

— Devant Ipet-resyt. Ils ne tarderont pas.

Le sergent s’arrêta à l’intersection où ils devaient se séparer. Un soldat, levant une torche enflammée, surveillait les passants qui bavardaient et riaient, heureux et surexcités.

— Tu es sûr que tu ne peux pas venir avec moi, mon lieutenant ? Tu as bien mérité une nuit de distraction.

— Je dois présenter mon rapport à Amonked, lui relater les événements de la journée. Demain, j’irai de bonne heure chez Pentou et je désignerai le traître. Il me faut aviser Amonked de mes intentions.

— Tu ne nous rejoindras pas, après cet entretien ?

— J’aimerais le faire, mais je dois rester seul pour réfléchir, répondit Bak en posant la main sur l’épaule du sergent. Certains détails me tracassent. Des bribes d’information qui m’échappent chaque fois que je crois approcher de la vérité.

Le sang de Thot
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